L'inteRview de Jeff Pourquié

Jade : Entre l’écriture d’un premier album avec l’auteur de polar Patrick Pécherot et l’adaptation du Poulpe en bande dessinée, ton rapport à l’oeuvre et ta méthode de travail ont-elles été similaires ?


Jeff Pourquié : Oui et non, comme dirait Lenormand (Gérard). Il y a bien un travail "d’adaptation" de texte de type littéraire dans les deux cas, ce qui veut dire, d’un point de vue terre à terre, que je me tape le boulot de mise en cases tout seul, avec toutes les incertitudes que cela comporte, mais aussi avec une marge créatrice importante. Néanmoins, nous avons réalisé, avec Patrick Pécherot (1), le travail scénaristique des Méduses plein la tête en collaboration forcenée ! C’est une histoire que j’avais commencée seul et que Patrick a brillamment structurée, épicée, "nostalgisée", dramatisée, sous forme de nouvelle. Lors du découpage/story-board, j’ai modifié un tas de trucs que Patrick a revu à son tour, etc… Ce qui fait que je me reconnais bien dans cette histoire, je retrouve mes obsessions, tout en ayant été surpris par les apports de la nouvelle de Patrick. Je suppose que, de son point de vue, il y a aussi eu un travail "d’adaptation" à la Bd, bien qu’il ait une écriture assez visuelle. Et puis on a beaucoup de point communs, des tas de choses magiques se sont passées. Pour le Poulpe, le texte de Jean-Luc Cochet(2) était beaucoup plus long et je travaillais seul. C’est plus spécifiquement une adaptation.


Quel genre de confrontations pose l’adaptation d’une œuvre littéraire en bande dessinée ?


Il y a le terme "adapter", justement. Ça peut-être le truc casse-gueule. Des questions défilent à ce propos : pourquoi "re-raconter" avec un média différent ? Ne risque-t-on pas une bande-dessinée-sous-genre-de-la-littérature, etc ?… Ces questions, je ne me les suis pas posées finalement, je n’en ai pas eu le temps. L’univers du Poulpe faisait déjà partie de mon panorama et, de fait, il y a eu un phénomène d’appropriation qui gomme justement l’idée d’adaptation. Je n’aurais sans doute pas la même réaction si on me demandait d’adapter La chartreuse de Parme. Mais il s’agit d’un polar, c’est-à-dire quelque chose en prise directe avec un quotidien contemporain, quelque chose aussi finalement assez proche de la bande dessinée. En plus, il s’agit -déjà- d’un mythe, le Poulpe, qui dépasse le cadre d’un seul roman. Alors la difficulté c’est peut-être plus de se trouver un ton personnel qui soit en correspondance -c’est-à-dire où l’on retrouve une ambiance, un état d’esprit- mais pas nécessairement en coïncidence avec les péripéties du roman.Cela dit, je suppose qu’il y a certaines choses qui relèvent de spécificités littéraires. Dans Des méduses plein la tête, l’aspect le plus visible, c’est cette voix off qui correspondrait à toute l’introspection dont sont capables les personnages de roman, mais que l’on a essayé de traiter en décalage avec l’image, dans un but humoristique. Cette voix off apporte un côté polar des années 50 qui pourrait être une sorte d’hommage. La littérature apporte aussi une chronologie complexe, une structure subtile, qu’il ne me paraît pas toujours évident de respecter. La bande dessinée est le genre mixte par excellence, "multimédia" avant la lettre, s’accommodant très bien des apports artistiques extérieurs, qu’il s’agisse de littérature, d’architecture ou de cuisine. Le seul fait de mettre en cases des petits dessins ("aligner des cases merdeuses", comme le dit un des personnages de La bande décimée) est déjà une expression forte. Et puis, il y a une approche littéraire de la Bande dessinée. Les exemples de réussites magnifiques ne manquent d’ailleurs pas : de Tardi à Rabaté pour les adaptations, en passant par les techniques oulipiennes de Trondheim... Et je ne parle même pas du Péplum de Blutch. Mais là on est sur la planète Mars. Moi je reste un poor lonesome banlieusard.


" Organiser le chaos, c’est du boulot "


Jean-Bernard Pouy, l’initiateur du Poulpe, a réalisé une bible à destination des écrivains qui souhaitent participer à l’aventure. Ce document t’a-t-il fermé ou ouvert des portes ?


La question pourrait davantage être posée à Jean-Luc Cochet. Ceci dit la bible du Poulpe à l’avantage de poser un mythe vivant, des personnages qui ne sont pas attachés à un seul roman. Tous ces protagonistes sont là, derrière toi, même s’ils n’apparaissent pas, comme Pedro, le pote du Poulpe absent de La bande décimée. Ce qui est quand même très excitant et rigolo. Graphiquement, la contrainte était plutôt la référence au film, notamment à Jean-Pierre Darroussin. Un film que je n’ai vu qu’après d’ailleurs. Le même personnage était là, à la fois proche et différent. C’était étrange comme expérience. En même temps, à force de le dessiner, le personnage a acquis une autonomie physionomique par rapport aux traits de Darroussin.


Pourquoi ton choix s’est-il porté sur le Poulpe de Jean-Luc Cochet ?


Choix difficile sur les plus de 150 romans de la série. J’ai d’une part choisi "en creux", par éliminations successives. Comme j’aime bien alimenter mon dessin d’emprunts au réel, sous forme photographique, de croquis ou de souvenirs d’ambiances, et vu le temps de réalisation très court que j’avais (2/3 mois), j’ai donc éliminé les Poulpes "exotiques". J’ai hésité un moment entre l’ambiance métropole suintante ou campagne hystérique, j’ai demandé conseil à droite à gauche (merci Patrick Pécherot, merci l’Ours polar). Bref, il m’en restait cinq ou six. Certains se prêtaient moins bien à une adaptation, leur intérêt étant plus dans leur style ou les dialogues. J’ai longtemps été tenté par le Poulpe marseillais de Philippe Carrese, Allons au fond de l’apathie. La bande décimée me plaisait mais me paraissait complexe. C’est en travaillant dessus que j’ai réalisé à quel point il me correspondait bien. Un espace narratif un peu labyrinthique, des choses qui se répondent aux quatre coins du roman, un hommage à la bande dessinée dans sa diversité, du drôlatique, un côté road-movie, quelque chose d’assez proche finalement de la trame de mon premier album. J’ai dû hélas, dans des spasmes de douleur, faire quelques coupes. Je n’ai pas hésité à modifier des trucs, tout en essayant de rendre compte de cette richesse en mêlant des approches bédé différentes, des clins d’oeil à la SF, à l’humour, etc...


Peut-on considérer que le genre polar/roman noir, avec son cocktail d’efficacité (action-réalisme-critique sociale), est propice au principe d’adaptation en Bande dessinée ?


Ce qui me séduit dans le polar en général, c’est le fait qu’il explore des quotidiens, qu’il a un aspect contemporain très fort. Et, en même temps, on est aussi dans une fiction extraordinaire, une sorte de mélange d’illusion et de transpiration, de sordide et de digression tranquille : on est là encore à la croisée de chemins. On retrouve quelque chose de similaire dans la Bande dessinée. A un premier degré grâce à l’aspect populaire du médium. A un second degré parce que tous les moyens sont bons, mais aussi parce que la Bande dessinée, vu son temps de réalisation (mon côté moine copiste), est quelque chose de très quotidien, d’un point de vue pratique, presque une sorte de journal intime en filigrane qui se modifie insensiblement jour après jour d’après des évènements extérieurs. On pourrait parler de fraternité avec le polar, d’intérêts communs. Le cocktail d’efficacité dont tu parles, ça peut être un truc dangereux à manier, mais j’aime bien cette idée de se confronter à des valeurs typées série B sans forcément verser dans le vingtième degré. Un truc m’a d’ailleurs frappé dans la bible de Pouy, c’est le souci de se démarquer d’un personnage comme SAS. Ce qu’apporte le polar ? Un sens du dialogue, une conscience très forte du populaire, des codes repérables. C’est à double tranchant, effectivement, ce dernier point.  


L’écrit te semble-t-il être une matrice indispensable d’où tout doit naître, ou la Bande dessinée sait-elle garder ses spécificités ?


En fait, je me sens plutôt dans la position d’un graphiste qui aime bien bouquiner. Quand je tente, dans une sorte de délire inconscient et béat, de scénariser sous forme écrite, inévitablement, je dérive illico vers des petits graffitis, et du coup je mets beaucoup de temps à construire une histoire. Organiser le chaos, c’est du boulot. Faire appel à des gens dont c’est le métier, ça m’évite ce genre de passage à vide intersidéral et, en plus, c’est surprenant, intéressant. A partir de ce moment-là, je ne ressens pas l’écrit comme une entrave, plutôt comme un déclencheur. En fait, ma préoccupation, c’est avant tout l’aspect plastique confronté à une volonté narrative. Ceci dit, je n’exclus pas de travailler seul à base d’écrit ou non. Il m’est arrivé de réaliser des planches sans scénario préalable ou de pondre directement un story-board. Partir de l’oral, genre enquête auprès des gens de mon quartier, je n’écarte pas a priori non plus.


La Bd offre-t-elle la même créativité, selon qu’elle s’inspire d’un scénario original ou d’une oeuvre à adapter ?


D’un point de vue général, oui. Au cinéma, il faut s’appeler Orson Welles pour oser adapter Le procès et réussir une œuvre forte. En bande dessinée, la fluidité, l’anecdote, les différents niveaux de langage font que l’emprunt à un autre art s’effectue assez naturellement. Du point de vue de la créativité, en tout cas… Le rapport à l’œuvre originale, c’est une autre question. De toute façon, on est dans le marginal, en dehors de quelque chose de consacré, on peut tout se permettre a priori. Et puis on reste quand même dans le domaine du livre. D’un point de vue personnel, je suis pour l’instant attiré par une confrontation avec de l’impureté : je règle mes comptes avec la bande dessinée de mon enfance, avec la culture kitsch, avec l’art contemporain, avec la musique… Et je mélange le tout. Le copinage avec le polar pourrait s’inscrire là-dedans. Je vis dans une sorte de chaos permanent, en somme. J’aime bien.


Quels plaisirs as-tu pris à ce travail d’adaptation, d’interprétation dirait Alain Garrigue (3) ?


Aucun plaisir. J’ai transpiré horriblement durant tout l’été vu les délais de réalisation impartis. Mais c’est comme la randonnée, on est content d’arriver. Le truc sympa, c’est que, pour me mettre dans l’ambiance, j’ai ingurgité des litres de bière, à l’imitation du "Ravachol new-age " (dixit Jean-Luc Cochet) qui s’agitait sur les pages. Rien que d’en parler d’ailleurs... De toute manière le Poulpe, ça tombait pile dans mes préoccupations du moment, ça correspondait aux gens que je rencontrais dans les salons polar, ça permet de faire le fiérot. Ce qui m’a plu dans La bande décimée, c’est le ton rigolo, un poil second degré, pas trop dramatique non plus. Ce fin renard d’Alain Garrigue voit évidemment juste quand il parle d’interprétation. Pour ma part le fait d’avoir crobardé un story-board le nez dans le texte m’a permis de prendre un air dégagé une fois en phase de réalisation. J’ai changé des dialogues et des scènes, j’ai modifié la géographie en fonction de mes lieux de travail. Bref, de l’appropriation sauvage. Pour la mise en images, je me suis pas mal amusé en variant les angles d’approche, je visais une sorte de zapping bédéistique, sans ambition démesurée. C’est très spontané tout ça.

 
(1) Patrick Pécherot a notamment publié Tiruaî (Série Noire/Gallimard, 1996), polar juste et efficace sur les essais nucléaires à Tahiti.(2)Outre ses activités d’écrivain (il vient de commettre un Macno toujours chez l’éditeur Baleine), Jean-Luc Cochet est surtout connu pour son parcours de scénariste, notamment pour Florence Cestac (Cauchemar matinal et Mystère à Saint Ambroise)(3)Alain Garrigue est l’auteur du Poulpe Le saint des seins (6 Pieds sous terre, 2000) écrit par Guillaume Nicloux
 

Entretien paru dans Jade 21 © Jacob Kreutzfeld & 6 Pieds Sous Terre, 2000. Photo © Claire Loupiac

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